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Les Fils prodigues : plus de père, pas de repères…

Fils prodiguesPar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.fr/ Dans "Les fils prodigues", sa nouvelle création au Maillon de Strasbourg, Jean-Yves Ruf a eu l’ingénieuse idée de réunir deux courtes pièces du romancier Joseph Conrad et d’Eugène O’Neill autour de la question de l’héritage.

Deux fils ayant pris la mer, reviennent de bourlingue pour retrouver le giron familial. Sauf que les mères sont absentes et que les pères se sont manifestement sentis abandonnés, voire trahis : ils ont pété un câble. "One more day" (Plus qu’un jour) de Conrad est une pièce courte mais chargée en symboliques. Un fils brouillé avec son père revient de voyage, cinq ans après, pour renouer avec son père, capitaine (d’eau douce… ?). Lequel fantasme sur le retour du fils (l’envie-t-il en secret ?) : « Il revient demain ! » ; ne cesse-t-il de répéter dans ses délires, au point de promettre sa main et ses biens à sa jeune voisine. Bessie, qui sacrifie sa jeunesse pour s’occuper de son père, aveugle et geignard, aux gestes équivoques, collant, mourant. Elle (sur)vit dans une « cage à lapin » au lieu de vivre sa vie de jeune fille en quête d’amour. Et lorsque l’aventurier de fils arrive enfin, le père ne le reconnait pas (ou feint de ne pas le reconnaître) et le rejette alors qu’elle se voyait bien l’épouser, comme promis, et récupérer ainsi l’héritage promis. C’était la chance de sa vie. Elle ferait tout pour partir de ce bled paumé. Elle va jusqu’à donner de quoi manger et payer son billet de train à ce fils pauvre mais libre, qui a préféré partir naviguer plutôt que de pourrir sur place.

Johanna Hess, qui joue Bessie, a un ton de jeu un peu monocorde au début, mais c’est voulu. On la sent malheureuse, entravée, et malgré tout pleine de vie et d’envies, prête à la passion, mais la vie l’a déjà presque éteinte. Elle n’est qu’amour et servilité et ne reçoit en retour que reproches et désillusions. Les deux (vieux) pères (l’aveugle et le fou) sont insupportables car malsains, bourrés d’aigreur, de colère et de ressentiment, voire dangereux (un coup de feu est tiré). Le décor (deux cabanes en bois, côte à côte) est rustique, efficace, la vidéo diffusée au-dessus de la scène, est statique et superbe (on évoque enfin la mère que l’on devine étouffé par l’omnipotence du mari/père) et le bruit de la mer en fond sonore va parfaitement avec l’ensemble. La lumière est parfaite. On y est. C’est dense, lourd et pesant, comme dans un roman de Faulkner, ou une pièce de Tennessee Williams, même si Ruf préfère citer les saintes écritures. Mais c’est du Conrad (Lord Jim, Nostromo) ici, un des plus grands écrivains au monde, toutes époques confondues, que l’on découvre au théâtre.
On retrouve les mêmes acteurs, quasi, plus deux autres protagonistes, dans "The Rope" (la corde) d’O’Neill (rien à voir avec le film d’Hitchcock), une pièce encore plus noire, et au décor épuré au maximum, mais à l’humour corrosif, si l’on en juge par la chute et la morale de l’histoire. Cette fois aussi un père affaibli, vieilli, attend le retour de son fils. Sauf que cette fois il s’agit d’un « vrai » mauvais fils qui l’a volé en son temps et à qui il a promis la corde au retour. Une corde qu’il a d’ailleurs déjà installée à une poutre dans la grange. Et lorsque le fils (maudit) rentre enfin, après cinq ans d’absence, lui aussi, la corde est toujours là et le père veut toujours se venger. Et alors que le fils a l’air sincère, comme le premier (conradien) dans sa volonté de réconciliation, c’est son frère, et sa belle-sœur, qui attisent à nouveau sa convoitise : ils boivent et parlent de dépouiller le vieux (qui possède une ferme). Ils envisagent même de le torturer pour lui faire dire où est l’argent. Tandis que le premier fils se faisait attendre et désirer, le deuxième nourrit la haine délirante d’un père pas si fou et gâteux qu’il en a l’air… La fin est formidable.
Jean-Yves Ruf, en résidence de création au Maillon de Strasbourg, porte sur la scène ce thème aussi ancien que notre civilisation, mettant en miroir deux histoires sur l’échec de transmission. Ces deux textes courts évoquent des questions qui pèsent sur nos sociétés contemporaines : quelles seraient aujourd’hui les valeurs à transmettre entre les générations, quelle utopie sociale à perpétuer ? À travers ce diptyque, le metteur en scène jette deux regards sur le microcosme de la famille et sur ce que projettent les pères sur les fils. Le risque d’être brisé par la machine familiale, par une rébellion sans but et le sentiment d’abandon mène chacun à se replier dans son camp. L’argent devient alors la seule valeur concrète et transmissible, même à contre-gré. Dans une création précise dans le décor comme dans la pureté du jeu, Jean-Yves Ruf relève le pari de rendre ces écritures tangibles. Mention particulière à Johanna Hess qui change radicalement sa manière de parler, donc de jouer (et pour cause) dans "La Corde", par rapport à la première pièce. On retrouve dans cette pièce le langage parler populaire, entre paysan et ouvrier, proche de Steinbeck et London. La vidéo de Thomas Guiral, une fois encore, est remarquable. Au bruit de la mer s’ajoute les superbes images de l'écume des vagues en noir et blanc, qui disent bien l’enfer de ce marécage que peut être une famille (je vous hais). Bref, rien à jeter, comme dirait l’autre. C’est le genre de spectacle qu’on n’a pas forcément plaisir, au sens ludique / loisir à regarder, mais qui dérange, remue, secoue, met mal à l’aise, non seulement par son texte, et le jeu des acteurs, mais aussi grâce aux images et l’ambiance générale qui nous hantent longtemps après.

Les Fils prodigues : Plus qu’un jour de Joseph Conrad, et La Corde, d’Eugène O’Neill

Nouvelles traductions de Françoise Morvan.

Mise en scène : Jean-Yves Ruf du Chat Borgne Théâtre.

Distribution : Djamel Belghazi, Jérôme Derre, Johanna Hess, Vincent Mourlon, Fred Ulysse
Son : Jean-Damien Ratel
Vidéo : Thomas Guiral
Lumière : Christian Dubet
Scénographie : Laure Pichat
Costumes : Claudia Jenatsch
Assistanat à la mise en scène : Yordan Goldwaser
Régie générale : Marc Labourguigne
Production : Chat Borgne Théâtre
Diffusion : EPOC Productions
Coproduction : Comédie de Picardie- Amiens / Maillon, Théâtre de Strasbourg - Scène européenne / Théâtre Sénart, Scène nationale / MCB°, Scène nationale de Bourges / Chat Borgne Théâtre – compagnie conventionnée par la DRAC Grand Est
Avec le soutien de : la Comédie de l’Est-Colmar, du TGP-CDN de Saint- Denis et la participation artistique du Jeune Théâtre National-Paris

Dates et lieux des représetations : 
- Création : du 17 au 19 janvier 2018 au Maillon, Théâtre de Strasbourg - Scène européenne.
- Les 20 et 21 mars 2018  au théâtre-Sénart, scène nationale.
- Du 4 au 7 avril 2018 à la Comédie Picardie d’Amiens.
A Colmar les 17-19 avril (Comédie de l’Est, CDN d’Alsace)

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