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Harold Pinter : un bon amant, ça trompe énormément

  • Écrit par : Guillaume Chérel

TrahisonsPar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.fr/ Déjà donnée au Lucernaire, en 2010, cette pièce d’Harold Pinter, créée en 1978, est déjà considérée comme un classique. Pas seulement parce qu’elle repose sur l’incontournable trio amoureux, mais surtout par sa construction en flash-back.

Robert, l’agent littéraire, est marié à Emma, la galeriste, qu’il trompe régulièrement depuis son mariage. Jerry, l’éditeur associé de Robert, dont il est le meilleur ami…est quant à lui marié à Judith (dont on entend parler mais ne voit jamais et chacun a deux enfants… dont une pourrait être la fille illégitime). Jerry aime Emma et Emma aime Jerry. Ils s’aiment au point de vivre une liaison charnelle pendant plusieurs années. On se croirait dans du Feydeau à la sauce roman photo. Que nenni ! Les amants ne sont plus dans le placard mais dans un studio de banlieue froid et sans âme. D’ailleurs le décor semble interchangeable, comme les personnages qui se parlent comme on joue au squash.

Dès la première scène, Jerry et Emma se demandent mutuellement si "ça va ? ». On sent bien que non mais le puzzle se reconstitue peu à peu sous nos yeux. Ils ont le regard dans le vague… Dans les vagues du passé. A la recherche du temps perdu… Le premier tableau s'ouvre en 1977 et la dernière scène revient au point de départ de l'adultère : le premier baiser que Jerry donne à Emma en 1968. L’année de tous les dangers… pour l’homme dominant. Les femmes s’affranchissent, se libèrent et finissent par… se comporter comme des hommes. Car les hommes sont des maîtresses comme les autres.

Avec Trahisons, Pinter déborde le cadre de la situation la plus éculée du vaudeville (le mari, la femme, l'amant), pour se focaliser sur l'essentiel: l'adultère qui perdure, donc les mensonges qui s’accumulent. Au point de se mentir à soi-même. Jusqu’au réveil brutal. Personne ne sort indemne d’un adultère prolongé. Le coup de génie étant que l’histoire se déroule à l'envers, commençant par la fin de l'histoire d'amour, pour remonter par une suite de tableaux, plus ou moins tendus cruels, jusqu'aux premières ivresses amoureuses. On boit beaucoup dans Trahisons. Les comédiens (tous les trois excellents, comme Vincent Arfan, en serveur italien qui change de décor avec grâce) ont quasiment toujours un drink à la main. Pour se désinhiber, sans doute. Avoir le courage d’assumer leurs actes. Puisque tout le monde trompe tout le monde, et les conjoints et les amis. La finesse de l’intrigue étant d’insinuer que la vraie trahison, mal vécue, est celle entre les deux vieux amis : l’éditeur ne confesse-t-il pas, sous couvert d’humour, qu’il aurait peut-être dû avoir une liaison avec son vieux pote, avant sa femme ?! Ce dernier a pourtant volé un premier baiser à celle-ci juste après la cérémonie de mariage. L’ami se fait donc quasiment cocufier sous ses yeux par l’agent… qui lui rapporte de l’argent (donc des auteurs, potentiellement amants également). Et là ça devient vertigineux. Car il est avant tout question de rapports humains où tout le monde ment.

Tout le monde veut tout et semble n’arriver à rien, à force de ne pas se contenter de ce qu’il a… Nos trois personnages s’empêtrent dans leurs mensonges sous les yeux d’un public qui n’en pense pas moins : se reconnait-t-il ? Oui, Pinter a su retourner comme une crêpe la sempiternelle trame de a comédie boulevardière, pour nous montrer la face brulée. On ne rit pas, on sourit jaune. Mais on déguste quand même la recette jamais éculée de nos dérisoires passions.

Tout, ou presque, est dans les non-dits (la théorie de l’iceberg, chère à Hemingway : la partie immergée étant plus importante que l’émergée), dans la maîtrise des silences qui en disent long. D’où une impression de lenteur, parfois. De statisme. On aurait envie qu’ils se remuent, explosent, parlent enfin et disent ce qu’ils ont sur le cœur. Ce que fait le personnage féminin, joué par l’intense Gaëlle Billaut-Danno, laquelle, loin de « bovaryser », ose fendre l’armure (en féministe dégagée du carcan phallocrate) et rompre, ou renouer : c’est elle qui décide (évidemment). Elle se libère et assume ses contradictions (elle veut tout : vibrer et la sécurité) alors que les hommes (anglais) restent coincés dans les convenances.

Jerry, campé par Yannick Laurent, semble souffrir le plus : il incarne l’amant-maitresse, brun ténébreux, dans l’attente et le doute. C’est lui qui a allumé la mèche, éméché, mais lui aussi qui se brûle, se consume, reste sur le bord du plateau comme un préservatif usagé… Robert, l’éditeur beau gosse blond et solide (François Feroleto), à l’humour caustique, parait cynique et prendre sur lui mais il se lâche vraiment quand il confesse s’être senti heureux, enfin seul, sur une île près de Venise, où il pouvait déclamer du Yeats en paix ; avec lui-même et le monde, sans les autres.
Depuis sa création, ce texte du dramaturge et Prix Nobel britannique Harold Pinter, a été présenté sur scène à de nombreuses reprises. Cette adaptation par le prometteur Christophe Gand pourrait faire date. Sa mise en scène, épurée jusqu’à l’os, laisse aux acteurs assez d’espace pour slalomer entre les mots avec leur jeu. Il est fort à parier qu’aucune représentation ne ressemblera aux autres. Tout dépendra de l’humeur des acteurs et du public. Captif quoiqu’il arrive, car spectateur d’un jeu malsain – en miroir - qui peut mettre mal à l’aise, tout en provoquant un plaisir jouissif de voyeur. Un peu comme dans « Fenêtre sur cour », d’Hitchcock. Sauf qu’ici tout le monde est coupable…

Trahisons, d’Harold Pinter (1 h 20)
Mise en scène  : Christophe Gand
Avec Gaëlle Billaut-Danno, François Feroleto, Yannick Laurent, Vincent Arfa.

- Jusqu’au 8 octobre 2017, du mardi au samedi 21 h , dimanche, 18 h au Lucernaire (théâtre rouge) : 51, rue Notre-Dame-Des-Champs – 75006 Paris
Tel : 01 45 44 57 34 / www.lucernaire.fr

- Reprise au Lucernaire ! Du 24 janvier au 18 mars 2018! 

- Du 6 au 29 juillet 2018 au Théâtre Buffon ( 18 rue Buffon, 84000 - Avignon ) à 19h55 - Festival Avignon Off

- Du 5 au 28 juillet 2019 à 19h40 au Théâtre Buffon ( 18 rue Buffon, 84000 - Avignon ) à 19h55 - Festival Avignon Off 2019


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