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Il faut lire

  • Écrit par : Catherine Verne

Il faut lirePar Catherine Verne - Lagrandeparade.fr/ Il faut lire en rat -comme on a pensé puis écrit, si possible déjà. En rasant le monde de son centre chaud à sa frange usée. Le museau contre la vitre, le binocle astiqué, l'oeil ne lâchant rien. Au tamis, sans relâche repasser son ouvrage, à la façon patiente et rageuse du chercheur d'or en terres promises. Allongé à même le sol où sue et se rue l'espèce insensée de nos semblables en cage, courant après une de ces roues pour hamster dont les crans décomptent le temps de la vie espérée, de la journée pointée. Il faut lire en rongeur, en fouine, en matou vadrouilleur. D'abord dénicher l'objet du désir -ou du discours, ou les deux, ou bien est-ce le même ? -en plongeant moustaches les premières dans la benne, au coeur des épluchures, guidé par la puanteur. Aveuglé, souillé, le harponner en un éclair, le maîtriser d'une poigne acérée, le plumer sans délai. On n'est prêt à lire que dans l'urgence de la faim; hélas on ne lit bien que repu. Il faut lire selon sa nature du moment, de bête affamée ou somnolente. Le texte a le temps. Un jour ou l'autre tu le prendras de plein fouet. Et tu croiras l'avoir attrapé, toi, le brandissant de tes doigts gras tel un trophée vulgaire. Comme si la littérature te faisait des cadeaux! Ce n'est pas le tout, le rencontrer, et même si on te le sert sur un plateau, en gants blancs, il faut le désosser jusqu'à la corde, sucer aux jointures, broyer avec les dents du fond la chair tendre et vive qui palpite encore, exténuée, dissimulée quelque part entre les plis du livre- tombeau, du livre sema, soma, du corpus exsangue. Les lettres mortes, une fois soulevées, retombent en vérités fraîches à mordre sans délai. En jaillit un verbe immortel, dont la sève juteuse remonte le cours des âges vers demain. On suit ce fil incertain quoique nécessaire, comme l'errant celui d'Ariane, mais Il faut se faire vagabond aussi, flâner entre les signes, ignorer les balises. Alors une odeur, une tendresse, une cuisse promise, quelque morceau de choix enfin récompense la chasse jusque là ingrate. Et voici le sot-l'y-laisse, le suc de la carcasse, le nectar de la glande pinéale, un supplément d'âme... Pour y croquer, salis-toi les mains, gratte de tes ongles, et, vautré sur les reliques de ton souper, accueille cet instant de grâce que seuls connaissent les lecteurs de ta trempe, quand roule dans ton sang, encore tiède et onctueux, le même océan d'où vous venez, toi, l'écrivain, et votre monde éventré, quand tout ne fait plus qu'un, et que "cela", cet étrange mélange fait partie de toi et a commencé ta métamorphose. Car tes cellules ainsi gavées l'incorporent plus profondément que l'encre tatouée ou que la scarification sanglante. Virgile, Shakespeare, Céline, c'est toi, au sens littéral, qui faisaient dire aux primitifs que manger l'autre confère sa puissance. C'est pourquoi il faut lire en rat averti et parcimonieux, dédaignant s'il faut les luisantes apparences qui trompent le flair collé au bitume, pour leur préférer la terne allure que prend parfois, dehors, sous l'éclairage ingrat de la lune ou des réverbères, un éclat d'or pur.

Illustration d'Arnoo - Arnaud Taeron


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